Lancé sur Instagram, voici les textes gagnants du concours d'écriture proposé par Nicolas Mathieu dont la consigne était : "Concevez un personnage, sans le décrire, en 1000 mots." Parmi les 103 participations, voici les gagnants qui remportent un exemplaire du livre Bookmakers : Nicolas Mathieu coédité par les Éditions Point et ARTE Éditions.
Les premiers livres de la collection Bookmakers : Alice Zeniter, Nicolas Mathieu et Maria Pourchet sont à retrouver en librairie. En janvier 2024, la collection s'agrandit avec un nouvel auteur : Hervé Le Tellier.
Le podcast Bookmakers est quant à lui toujours disponible sur ARTE Radio et sur toutes les applis de podcasts.
"La cheffe de caisse" de Juliette Bisard
Elles sont alignées en rang d’oignons devant la pointeuse. On peut pointer dès 8h48, mais surtout pas après 9h02 sous peine de perdre un quart d’heure de salaire. Elle, elle n’arrive qu’à 8h59. Elle s’en fout, elle est au forfait-jour maintenant. 8h59, une minute avant que les portes battantes ne s’ouvrent, pour vérifier que tout le monde est à son poste. Puis elle déambule longuement dans l’artère principale, de la caisse centrale jusqu’à son bureau sans fenêtre, coincé tout au fond du magasin entre les packs d’eau et la cave à vins. Elle ne salue personne mais elle prend le temps de toutes les regarder, une par une, droit dans les yeux.
C’est comme ça qu’on commande ici, c’est ce qu’elle a appris en vingt ans de métier. Pour se faire respecter, il faut pratiquer la terreur. Menacer de supprimer la prime de caisse de 18,35€. Surveiller les retards. Les faire rester cinq minutes de plus pour les faire chier alors qu’elles ont leurs gosses à récupérer. Punir les filles qui tchatchent entre elles ou qui se permettent de parler trop longtemps aux clients. On ne doit pas humaniser le métier, sinon les gens ne reviennent plus. Ils s’en foutent de parler à une caissière bousillée par les années à porter des packs de bières sur un tapis roulant. Non, les gens ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur dise bonjour, merci, vous avez la carte du magasin, très bien monsieur allez-y, voilà votre ticket, merci, au revoir. A l’extérieur, trois ou quatre petits vieux attendent déjà depuis vingt minutes avec leurs caddies vides. Encore des cons qui vont ressortir cinq minutes après avec deux baguettes de pain industriel.
Aujourd’hui, elle fait passer un entretien d’embauche. Une jeune fille du coin qui veut travailler l’été. D’habitude, on prend les enfants des salariés, mais comme plus personne ne veut bosser de nos jours, on est bien obligés d’ouvrir les candidatures à l’extérieur. Elle ne la connait pas, cette Camille.
À 10h23, le téléphone sonne. Sa secrétaire lui dit que son rendez-vous est arrivé. Trente secondes plus tard, la fameuse Camille pose un pied dans son bureau. Elle paraît surprise de ne pas voir de fenêtre. C’est vrai que ça ressemble à un cagibi, mais elle croyait quoi, la petite, qu’on bossait à la Défense ? C’est Leclerc ici, pas la Société Générale.
La fille dit bonjour, très polie. Elle a l’air beaucoup trop bien élevée pour travailler ici. Elle l’interroge sur son âge, ses motivations, trois qualités – curieuse, sérieuse et optimiste, a dit la fille -, trois défauts – perfectionniste, un peu stressée et elle n’en voyait pas de troisième. Ils sont vraiment tous pareils, la génération Z. Du copié-collé. Elle lui demande les études qu’elle fait, la fille répond « chimie des formulations ». Elle ne comprend rien à ce qu’elle lui raconte, la fille s’anime et parle d’adhésifs, de peintures et de cosmétiques, bref, ça fera bien l’affaire, on ne lui demande pas de commenter les étiquettes des produits qu’elle va biper après tout. Juliette Bisard – La cheffe de caisse
Elle serre la main de la fille, ne lui promettant de la rappeler, mais elle attendra quand même trois jours parce qu’il ne faudrait quand même pas qu’elle croit que c’est facile de trouver du boulot.
À 11h, elle reçoit une alerte : Alice a fait une erreur de caisse de 10€. Surement un billet collé à un autre. Alice vient d’arriver et c’est toujours la merde avec les nouvelles. Elle compose le numéro de son poste et lui passe une soufflante. Alice s’excuse, toute penaude, mais elle enfonce le clou : si tu refais une erreur pareille, on ne pourra pas renouveler ton CDD. Alice se tait. Elle a deux gamins et le père s’est barré. Elle ne peut pas se permettre de perdre le boulot.
À 12h01, elle sort du micro-ondes son tupperware. Elle ne mange plus avec les autres à la cafet’. Ils n’ont plus le même statut maintenant. On ne mélange pas les torchons et les serviettes.
À 12h12, elle s’allume une clope sur le seuil de la porte de service qui donne sur le parking brûlant et désert.
À 13 h 34, elle se décide à compter les « suppo » que les filles ont fait remonter à la mi-journée. On est autour de 5000€ par caisse, c’est pas mal. Fois dix caisses, elle devrait avoir un bon intéressement à la fin de l’année. En même temps, sans elle, la boîte ne tournerait pas. C’est quand même bien normal qu’elle soit rémunérée à sa juste valeur, avec tout le mal qu’elle s’est donné pour parvenir jusqu’ici.
À 15h37, elle commence un peu à s’ennuyer, la journée tire en longueur, alors elle décide de visionner les caméras postées sur les filles depuis les rayons. Sabine et Lucie sont en train de se parler. « Elles me font chier ces deux-là » se dit-elle alors elle compose le numéro du poste de Céline, à la caisse centrale, et lui ordonne d’envoyer Sabine à la caisse 19, celle du fond en face du mur, dos au magasin. Quant à Lucie, qu’elle l’envoie faire du facing, ça lui fera du bien de se geler les miches entre les paquets de jambon et les surgelés. Il faut faire croire aux filles de la centrale qu’elles sont importantes pour se les mettre dans la poche mais la vraie boss, c’est elle. Diviser pour mieux régner.
À 16h56 elle éteint son ordinateur et claque la porte du bureau. Elle sort par la porte de service. Pas de déambulation dans l’artère centrale en fin de journée, il ne faut pas que les filles voient à quelle heure elle s’en va. Elle met le contact et au moment de démarrer, elle se dit que demain matin, à l’embauche, ce serait quand même bien d’envoyer Alice à la boulangerie faire cuire les croissants, histoire de. 45 degrès quand il en fait 37 dehors le matin, ça devrait la calmer un peu.
"Kylie" de Anna Souillac
Je vais t'expliquer comment ça va se passer parce que t'as l'air de croire qu'y a une alternative possible à ton histoire. Tu vas l'approcher entre deux cours, à la récré, au self ou à la sortie. Peu importe. Elle sera jamais seule. Tu devras percer une ligne de front et ce sera déjà foutu. Même si t'avances d'un pas décidé et que tu te plantes à côté d'elle, y aura toujours sa horde de copines autour d'elle. Ou pire, Hugo et sa bande. Là, t'as déjà perdu 70% de la confiance que t'avais en arrivant. Admettons que tu trouves le courage de lui sortir ton laïus. Tu vas lui dire quoi exactement ? « Hé Nina, ça te dirait qu'on aille au ciné toi et moi samedi aprèm. Y a une retrospective Henri-Georges Clouzot à l'Arlequin » ? Et ils rigoleront tous avant qu'elle ait eu le temps d'ouvrir la bouche. Une parfaite issue de secours pour elle, elle aura même pas besoin de te mettre un vent. Elle aura qu'à réajuster son sac à 800 boules sur son épaule et tourner les talons. Et tout le monde t'appellera Henri-Georges jusqu'au bac, voilà ce que t'auras gagner. Et là, je te fais la version la moins humiliante. Elle pourrait très bien se contenter de rouler une pelle à Jonas devant toi. Elle l'a déjà pécho à la teuf de Basile y a deux semaines, c'est Clara qui me l'a dit. Tu sais, ces teufs où on est jamais invités. Fais pas cette tête, putain. Je te dis ça pour t'éviter te taper l'affiche.
Enfin, non, je dis ça parce que j'ai beau me creuser la tête, je comprends pas. Pourquoi c'est toujours pareil hein ? Pourquoi un mec comme toi fait une fixette sur une meuf comme ça. Qu'est-ce qu'elle a pour elle franchement ? C'est un vraie question putain, qu'est-ce qu'elle a ? C'est une élève moyenne, on peut pas dire qu'elle soit franchement rapide. Elle est pas particulièrement drôle, les trois fois où t'as sorti une vanne devant elle, elle nous a regardés avec ses yeux de merlan frit. Elle est pas gentille non plus, demande à Clara. Elle s'est foutu de sa gueule l'autre fois dans les vestiaires avant le volley parce qu'elle portait pas de soutif. Non, le seul truc qu'elle a, c'est qu'elle est belle. Ça oui putain elle est belle. Et toi ça te suffit, et c'est ça qu'est dégueulasse au fond. Parce que dans ton conte de fées, elle va s'apercevoir que t'es un mec brillant, gentil et drôle et elle va tomber amoureuse de toi. Et tu vois même pas l'ironie du truc, l'hypocrisie totale de la chose. Elle doit t'aimer pour ce que tu es au fond alors que toi tu la kiffes parce qu'elle est bonne. En quoi c'est réglo ? Pour elle évidemment mais surtout pour toutes les autres ? Pour celles qui sont brillantes, gentilles et drôles. Elles, elles peuvent aller se faire cuire le cul, c'est ça ?
En vrai elle pourrait très bien tomber amoureuse de toi. Malgré tout ce que j'ai dit depuis le début, elle pourrait, évidemment, personne peut-être aussi con pour ne pas voir que t'en vaux la peine. Mais nous, les autres, on fait quoi ? Moi, moi je fais quoi ? Moi, je les comprends tes blagues et tu ris aux miennes, je sais que t'éternues quand tu stresses et que t'as peur des serpents, surtout des crotales. J'ai vu Le Salaire de la Peur et j'ai lu Moon Palace. Je sais équilibrer une équation chimique et ce qu'est un chiasme. J'étais là quand ton père est tombé malade et quand tu t'es fait jeté par Manon. Et tout ça pour quoi ? Pour rien. Tu me vois même pas. Parce que ce qui compte c'est pas ce que je suis, c'est tout ce que j'ai pas : des cheveux soyeux et disciplinés, la taille d'une môme de huit ans, un nez fin, des traits symétriques, une bouche pulpeuse. Non, moi je fais partie de celles chez qui ça pousse dans le désordre, n'importe comment. Un sein d'abord puis l'autre, le cul qui n'en fait qu'à sa tête. Celles que la puberté fait grandir dans tous les sens sauf en hauteur. Et pour ça je suis condamnée. Le jeu est perdu d'avance parce qu'il est faussé. J'avais pourtant bien lu les règles mais que dalle. Contente-toi d'être toi-même, sers toi de ta tête, ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. Un ramassis de conneries, ouais. Les belles n'ont jamais à lever le petit doigt et les meufs intelligentes rament dans un lac asséché. Et après on s'étonne que Kylie Jenner existe. Pourtant c'est limpide. Kylie Jenner, c'est la revanche d'une gamine intelligente qu'a passé son enfance à écouter des gens lui parler de son physique, de son physique moins avantageux que celui de ces sœurs. Alors à seize ans, parce qu'elle avait compris depuis longtemps que l'organe le plus important d'une meuf, ce serait jamais son cerveau, elle a dit fuck it et elle s'est fait ravalé de fond en comble. Et aujourd'hui, elle est milliardaire et elle se tape Timothée Chalamet. Et tout le monde la méprise, mais tous les mecs aimeraient coucher avec elle et toutes les meufs aimeraient lui ressembler, rien qu'une semaine, rien qu'un jour. Alors moi je dis bravo Kylie. Je pensais pas, mais au fond t'as tout compris. Et quelque part en Californie, je suis sûre qu'y a un mec qui mate des photos d'elle à cette seconde même, un mec brillant, gentil et drôle. Un mec qui se mord les doigts de l'avoir ignorée quand ils avaient quinze ans.
"Pétrole" de Marianne Skorpis-Rimo
Il ne se rappelle plus quel jour il a commencé à boire du pétrole. Depuis il boit, il boit.
Il y a le soleil, la mer et les autres. La mer ne fait plus de bruit. Le glouglou du pétrole, le son des machines absorbent tout.
La mer ne bouge pas. Surface lisse, plane, mer d’huile comme on dit. Mer d’huile ou falaise, vertige sans fond.
Il faut vider, vider les cuves du bateau. Un autre est là, en face, neuf, prêt à accueillir le pétrole.
Le bateau actuel est grand, large, rouillé. La corrosion monte, mange ses parois.
On dit qu’il pourrait exploser, se disloquer, provoquer une marée noire. Les poissons, les oiseaux recouverts de pétrole, embourbés dans la masse visqueuse.
Alors on le vide. On transvase, on transfère. Bientôt, le bateau ne servira plus à rien.
Ils disent qu’une fois vidé, le bateau sera remorqué pour être détruit. Il sait que ce n’est pas vrai. Le bateau sera abandonné, lui aussi. Il s’enfoncera dans l’eau, englouti dans les profondeurs. On abandonne toujours ceux qui ne servent plus à rien.
Petit, il avait senti pour la première fois l’odeur du pétrole dans un garage. Une odeur âcre, désagréable. L’odeur lui était restée accrochée aux narines.
Maintenant, il passe ses journées avec le pétrole. Le pétrole est partout, dans les tuyaux, dans les cuves, dans son esprit, maintenant dans son ventre.
La première fois, c’est arrivé sans penser, sans faire attention. Un tuyau avait fui, il a enlevé son gant et passé la main. Cette chose noire sur sa peau blanche. L’odeur, malgré son masque. Et la chaleur. Il a enlevé son gant, passé la main et il l’a léchée. Trois gouttes seulement, cela a suffi.
Quelques jours plus tard, il a attendu que les autres soient partis et s’est servi dans une cuve. Quelques gouttes seulement ce n’est rien, rien du tout.
Il fait si chaud. Toute la journée sous le soleil, 45 degrés, la lourde combinaison, le casque, les bottes, les cuves qui n’en finissent pas de se vider.
Parfois, il a l’impression de se perdre. Alors il boit, il boit.
La première fois, cela l’a brûlé de l’intérieur. Maintenant, il attend chaque soir le moment où les autres s’arrêtent de travailler et il boit, il boit.
La nuit, ses rêves n’ont plus de forme, ils s’entremêlent comme de la mélasse. Le matin, quelques éclats ressortent, quelques images. Des fosses remplies de boue, des matières indistinctes dans les entrailles de la terre.
Il faudrait qu’il pleuve un jour.
Tous ces tuyaux, une forêt de tuyaux couleur rouille, avec leurs lourds volants. Tous ces hommes, en combinaison orange, qui ne disent pas un mot. Ils travaillent, travaillent. S’il n’y avait pas de nuit, ils ne s’arrêteraient pas de travailler.
Les gestes, toujours les mêmes. Pomper, vider. Comme si, une fois les cuves à sec, un grand mystère serait révélé.
Les cuves se vident et il se remplit.
Le soleil l’aveugle. Pas d’ombre sur le bateau. Il voit, mais il ne voit plus.
Jusqu’ici, il avait toujours fait confiance à ses yeux. Ses yeux le guidaient.
Maintenant, c’est l’odeur. Celle du pétrole, de sa transpiration, de celle des autres. Et la soif. Depuis qu’il a goûté le pétrole il a soif, sans cesse soif.
Il pourrait faire ces gestes les yeux fermés. Pomper, vider, boire. Jusqu’à la fin des temps.
Il ne sait plus depuis combien de jours, combien de semaines il est sur ce bateau. À chaque jour succède une nuit, puis un jour, encore un autre. Toujours le même.
La première fois, le pétrole l’a brûlé de l’intérieur. Un feu plus doux et plus long que celui du soleil. Les poisons les plus lents sont les plus dangereux.
Le feu peut s’éteindre. Pour l’entretenir, il faut continuer à boire.
Combustion, pas celle d’une allumette qui flambe brusquement jusqu’à extinction non, combustion permanente.
Le feu lui fait mal, il ne peut plus se passer du feu.
Depuis qu’il boit, il tient mieux l’effort. Le midi, il ne fait plus de pause, mange à peine. Il n'est pas très fort pourtant, plus petit que les autres même. Ses muscles sont minces, secs. Quelque chose s'est éveillé en eux.
Les collègues savent qu'il a changé. Ils le voient, le regardent.
Lui ne les regarde plus. Il se lève, il boit. Il vide, il remplit. Il boit, il se couche.
Il doit continuer à le cacher aux autres. Pas par honte, non, mais parce qu’on pourrait l’empêcher de boire.
Le monde a disparu. Il n'y a plus que le bateau et la mer.
Son corps aussi pourrait disparaître. Il a maigri, ses os saillent.
Quand il lève la tête, le ciel est toujours le même. Le ciel ne bouge pas, le ciel a arrêté de bouger. Il n'est plus bleu, il est blanc. Le ciel est devenu rigide, c'est un enclos et il ne peut lui échapper. Tout comme il ne peut échapper aux jours, aux jours qui refusent de s'arrêter.
Un soir, il vomit. Les jours suivants, il crache du sang. Le sang ne ressemble pas à du sang. Il est rouge foncé, presque noir.
La nuit, une fièvre le saisit. Il sue à grosses gouttes, se réveille trempé. On dirait que son corps se vide de l'inutile : l'eau, le sang, le gras.
Un jour, le chef de son équipe dit : nous en sommes aux deux tiers. C'est un chiffre et cela ne veut rien dire.
En rêve, il se voit en train de couler, lentement. Ce n'est pas le bateau qui coule, c'est bien lui. La mer est noire, noire et visqueuse.
Un jour, il tente de ne pas boire. Au travail, il est empâté, brumeux. Ses membres sont lourds. Il part se coucher en évitant de passer devant la salle, celle-là. En pleine nuit, la soif se réveille. Dans un demi-sommeil, ses jambes le guident jusqu'à la salle, celle-là. Et il recommence à boire.
C'est un matin, c'est un après-midi. Il avait oublié le blanc du soleil, s'y était habitué, et le blanc le frappe. Ses yeux ne voient plus, il est étendu par terre. Personne ne viendra le relever. Tous gisent pareillement, des gouttes noires perlant à leurs lèvres.