Une immersion sensible dans la mécanique de la justice des enfants : "Délits mineurs", notre nouveau podcast, est sorti !

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    Concours de l'été 2024

    Du 1er juillet au 31 août 2024, les Audioblogs d'ARTE Radio organisent, en partenariat avec Télérama et Sennheiser, leur dixième concours dédié à tous les amoureux du podcast, professionnels ou amateurs.

    LE JOUR OÙ

    Cet été, tendez le micro à un•e enfant pour qu’il ou elle vous raconte une histoire vraie et marquante de sa vie de marmot. "Le jour où je me suis perdu au centre commercial",  "Le jour où je suis tombé amoureux•se", "Le jour où mes parents m'ont annoncé leur divorce", "Le jour où j'ai appris que j'allais avoir une petite sœur", "Le jour où j'ai dormi à la belle étoile avec ma mamie". Les possibilités sont infinies.


    Pourquoi ce thème ?
    À partir du mois d’août 2024, ARTE Radio va proposer un nouveau podcast jeunesse intitulé “Le jour où” : une collection de courts récits documentaires destinée aux enfants à partir de 3 ans, et peut-être un peu aussi à leurs parents. Pour marquer ce lancement, nous avons souhaité en faire le thème du concours estival. Le podcast gagnant rejoindra la collection “Le jour où” au mois de septembre.

    Les contraintes : Il faut que ce soit un enfant (entre 4 et 12 ans) qui raconte l’histoire.
    Votre capsule documentaire ne devra pas excéder 4 minutes. Et elle devra commencer par cette formule : “Je m’appelle … J’ai [...] ans. Et je vais vous raconter le jour où ….”
    Si l’histoire racontée remonte à une ou plusieurs années, demandez à l’enfant d’ajouter la phrase suivante : “Quand cette histoire m’arrive j’ai […]  ans”.

    L’autorisation d’utilisation de la voix : Puisque vous enregistrez une personne mineure, vous devrez, lors de l’envoi de votre podcast, nous envoyer une autorisation signée par les parents ou les tuteurs légaux de l’enfant. Voici le modèle à remplir et à nous envoyer en pièce jointe, dans le mail qui contiendra aussi votre fichier audio en format mp3.

    La date limite et le règlement : Envoyez votre création jusqu’au 31 août 2024 (inclus) pour tenter de gagner une diffusion sur ARTE Radio et de nombreux autres cadeaux offerts par Télérama et Sennheiser. Pour tout savoir en détail vous pouvez lire le règlement du concours.

    Pour participer, chaque internaute devra envoyer par courrier électronique à l’adresse audioblog@artefrance.fr son podcast en format mp3, avec un titre, un court texte de présentation, une photographie, ses coordonnées ainsi que l’autorisation signée par les parents de l'enfant interviewé. Le mot « Concours podcast été 2024 » devra figurer en objet du courriel. Les participants doivent s'assurer de détenir tous les droits nécessaires (dont la musique) sur leur programme sonore.

    Les podcasts reçus seront publiés au fur et à mesure sur cet Audioblog dédié : https://audioblog.arteradio.com/blog/232591/concours-arte-radio-2024

    Les prix :
    • 1er prix : une diffusion rémunérée sur ARTE Radio + une diffusion sur le site de Télérama + un abonnement papier d'un an à Télérama + un kit USB Microphone Streaming Set (avec bras articulé) + un casque audio Sennheiser HD 300 Pro
    • 2ème et 3ème prix : un casque audio Sennheiser + un abonnement digital d'un an à Télérama

    Tout savoir sur le règlement : https://www.arte.tv/digitalproductions/wp/wp-content/files//Re%CC%80glement-Concours-AUDIOBLOG-2024.pdf 

    Le jury : Perrine Kervran (responsable éditoriale d’ARTE Radio), Carole Lefrançois (journaliste à Télérama), Elise Andrieu (autrice pour ARTE Radio et France Culture), Thomas Guillaud-Bataille (coordinateur des Audioblogs)

    Date limite d'envoi : mercredi 31 août 2024 (inclus).

    Suivez le concours tout l'été sur notre page Facebook.

    AVIS AUX DÉBUTANTS : Si ce sont vos premiers pas dans le podcast, n'hésitez pas à consulter nos articles dans la rubrique “Entretiens et conseils pratiques” des Audioblogs : vous y trouverez de précieux conseils pour débuter en prise de son ou en montage.
    - Prise de son : les 15 erreurs du débutant
    - Montage audio : 15 conseils aux débutants
    - Mixage radio : 10 conseils aux débutants
    - Réalisation de podcast : nos astuces

    Bon été à toutes et tous !

     

    L'exercice d'écriture de Maria Pourchet

    Après Alice Zeniter et Nicolas Mathieu, c'est au tour de Maria Pourchet de proposer un exercice d'écriture sur l'Instagram d'ARTE Radio. La consigne était : "Décrivez en 2000 mots le sentiment d'attraction pour un être sans avoir recours à aucune figure de style."
    Voici les trois gagnants qui remportent chacun un exemplaire du livre Bookmakers : Maria Pourchet coédité par les Éditions Points et ARTE Éditions.

    Les livres de la collection Bookmakers : Hervé Le Tellier, Alice Zeniter, Nicolas Mathieu et Maria Pourchet sont à retrouver en librairie.

    Le podcast Bookmakers est quant à lui toujours disponible sur ARTE Radio et sur toutes les applis de podcasts.

    "Retrouve-moi à minuit" de Charlotte Rabatel
    Nous sommes en décembre. Il est 23h48. Ils sont dans cette voiture depuis près de trois heures déjà. C’est une Alfa Romeo. Elle est bleue. Il fait nuit. Il fait froid. Le tableau de bord indique 4 degrés. Les vitres sont embuées. C’est lui qui a stationné le véhicule. Pas à l’entrée. Plus loin. Au fond du parking. Où il n’y a pas d’éclairage public. Et peu de passage. Il porte beaucoup trop de parfum. Elle s'est maquillée de manière trop chargée. Ils ont du mal à se regarder. Il est intimidé. Elle est troublée.

    Ils échangent des banalités. L'atmosphère est tendue. La radio fonctionne. Il n’aime pas la programmation musicale. Il connecte son téléphone. Un rap nonchalant démarre. C’est une musique d'Oboy. Elle apprécie. Ils parlent. Beaucoup. Ils rigolent. Énormément. Parfois ils se confient. Souvent ils se charrient. La musique continue. Elle relève, malgré elle, quelques paroles. "Déshabille-toi dans la caisse". Elle rougit. Il s’en amuse. "Viens on roule seuls dans la ville". Eux restent immobiles. "J'veux qu'on s'retrouve à minuit". Il est minuit.

    La voiture n’a pas bougé. Depuis plus de trois heures maintenant. Le moteur est éteint. Mais les phares éclairent le bitume. Il rallume de temps à autre le chauffage. Quand elle remonte sa veste autour de son cou. Il pense qu’elle a froid. Mais son corps est pourtant très chaud. Les mains restent en retrait. Parfois elles se touchent. Mais seulement un instant. En attrapant une cigarette. En augmentant le volume de la musique. En faisant semblant que ce n’est pas cherché.

    C’est long. C’est lent. Ils ont le temps. Ils sont bizarrement patients. L'habitacle conserve la chaleur accumulée. Les respirations réchauffent l'espace confiné. Elle remonte encore sa veste. Il rallume le chauffage. La musique résonne encore. "Quand j'suis avec toi, j'les vois saliver". Elle salive déjà de son côté. Les émotions sont brutes. Ses émotions sont brutes. Elle a du mal à les appréhender. Elle s’est mise à transpirer. Elle se retient de le toucher. Elle regarde son cou. Elle aimerait y poser ses lèvres. Elle le fixe. Elle frissonne. Il a déjà osé regarder chaque centimètre de peau visible. Il veut explorer chaque partie. Elle a l’impression de le ressentir. Elle veut succomber. Lui, veut la sentir près de lui. Plus près qu’elle ne l’est déjà. Il rêve d'un baiser. Elle veut s'abandonner. Pour plus qu’un baiser.

    Il demande s’il peut l’embrasser. Il attend son accord. Elle avait l’impression de l’avoir déjà donné. Qu’elle l’avait montré. Elle le verbalise cette fois. Son visage se rapproche. Leurs lèvres se touchent. Leurs langues se goûtent. Le temps s’est arrêté. Dans leurs esprits, il est encore minuit.
     



    "L'amour en deux mots" de Marie Sergeant
    J’étais allongée dans ma chambre et j’imaginais, mon tourne-disque allumé dans un coin, me voir annoncer à mes parents que j’aimais quelqu’un qui avait la peau douce et l’esprit ailleurs. Quelqu’un qu’on ne pouvait pas décrire. On m’avait dit qu’on ne devenait pas amoureuse comme ça. Je pense que si. Nos lèvres ne s’étaient pas encore croisées, et pourtant je l’aimais déjà je crois. Quand je l’écoutais parler, j’aurais aimé ne jamais avoir à rentrer. J’avais toujours en tête les morceaux de musique que je voulais lui faire écouter. Il
    y avait un peu de jazz dans un coin de mon esprit, du rock aussi, Dire straits me chantaient au visage et je rêvais. On s’entendait si bien, on se regardait et l’on se voyait réellement.

    Peu importe quel jour on est, je lui trouve cet air enjoué. L’été dernier, il pleuvait. Nous étions sous les fleurs du parc Vauban de Lille. Un arbre rouge nous surplombait et nous protégeait de la pluie qui tombait. Nous riions. Moi qui déteste l’eau, je restais pourtant à ses côtés. Je n’osais bouger, j’étais trempée, j’étais bien à l’entendre rire des gens qui courraient se mettre à l’abri. Mon regard se perdait dans le sien, et je cherchais à analyser ce qu’une amitié pouvait bien avoir de romantique. Je voyais dans nos regards quelque chose de plus, mais mes yeux pouvaient me mentir. Je n’étais pas très objective. Tout pouvait n’être qu’illusions dignes d’une rêverie de Rousseau. À la fin de la journée, j’étais ce promeneur solitaire qui n’avait plus peur de la mort, seulement peur de ne pas savoir aimer normalement.

    J’avais peur que l’embrasser perturbe beaucoup de choses. Je ne sais pas si l’attirance dominait sur l’anxiété qui sommeillait en moi. Beaucoup de problèmes se soulevaient. Notre amitié d’abord, je ne voulais pas la mettre en péril. Et puis, ce problème se confortait dans l’idée que mes sentiments n’étaient peut-être pas partagés. C’est toujours si dur de savoir. Enfin, mon habilité à la dissertation me faisait garder pour la fin l’argument le plus important : la passion s’effrite. Une attirance qui s’allonge depuis un an n’a peut-être plus autant de valeur, je ne voulais pas qu’elle disparaisse, je ne voulais pas prendre pour acquis les sentiments. L’attraction est ambiguë. Tout cela se mélangeait dans ma tête et m’empêchait d’agir. Jusqu’à ce que je m’imagine finalement faire quelque chose : j’imaginais la présenter à mes parents. Et ma dissertation éclatait enfin, j’avais oublié la problématique et mon raisonnement s’affaissait sous ce nouvel enjeu. J’aimais une femme. J’étais une femme et j’en aimais une autre. Je n’avais pas envisagé être hors les normes. L’amour transforme tous les pronoms singuliers en un nous qui me faisait oublier qui je suis. Finalement, c’est peut-être ma rébellion qui me poussa alors à l’embrasser.

    Je ne sais pas ce que j’imaginais d’un premier baiser, mais mon cœur n’a pas battu la chamade, mon ventre ne s’est pas encombré de papillons à n’en plus pouvoir respirer. C’était doux, et fort, mais pas de quoi en faire un plat, vraiment pas de quoi en multiplier les expressions. Je ne me voyais pas écrire des poèmes et dire l’amour via des anaphores.
    C’était trop, ça en perdait son naturel. Moi qui pensais acquérir l’inspiration avec le sentiment amoureux, j’étais presque déçue. Mais j’étais amoureuse, alors ça compensait. J’étais heureuse.
    Je m’étais toujours rêvée écrivaine, depuis petite j’écrivais mes histoires sur des petits carnets que je fabriquais chez ma grand-mère. Je les rangeais dans la case de mon petit bureau en bois qui se tenait auparavant à la place de mon tourne-disque. Je n’ai pourtant pas remplacé les mots par la musique. Lire une partition est beaucoup plus dur que de lire un roman, toutefois bien moins dur que de lire un poème. Peu importe, mes rêves tombaient désormais à plat. J’étais confuse à ne plus trouver les rimes pour mes poèmes. Aucune figure de style ne me venait. Je n’avais que des répétitions et des questions rhétoriques à la bouche. Je multipliais les tournures indigestes dans ce petit carnet noir qui avait pourtant vu se filer mes meilleures métaphores. J’en perdais mon français.

    « Veux-tu être ma petite amie ? ». Elle me posa cette question un mercredi. Très terre à terre, très officiel et pragmatique. Elle était comme ça, Aline. Elle aimait que les choses soient claires. J’ai pourtant trouvé ça romanesque. Je pense qu’on cherche le romanesque pour tout ce qui existe. Et, mine de rien, c’est un exercice bien facile à accomplir quand quelqu’un nous attire autant. Très vite, nous sommes devenues inséparables. J’aurais pu nous comparer à ces oiseaux verts et jaunes que les amoureux aiment tant, mais ils me flanquaient personnellement la frousse. Et puis, je me rêvais encore indépendante. La réalité, c’est que je comprenais enfin Lamartine et son monde dépeuplé. Nous faisions tout ensemble. Les courses, par exemple. Je savais que les penne avaient tendance à la rendre nostalgique, que les macaroni la déprimaient et que les spaghetti étaient ses préférés. Mon amour pour elle se prolongeait jusqu’à mes choix alimentaires. Je n’avais jamais su faire cuire les spaghetti, et j’étais maintenant attirée vers ce paquet vert à un euro cinquante-cinq dans mon rayon Leclerc. C’était me rapprocher d’elle que de me rapprochait de ce qu’elle aimait. Elle n’était pas toujours là, mais mes pensées allaient toujours vers elle.

    Les papillons dans le ventre, c’est un cliché. Mais l’attirance qui s’évapore au fil des jours, s’en est un également. Plus je la voyais, plus elle me plaisait et m’attirait. Lorsque nous étions séparées pour plusieurs jours, nous nous retrouvions toujours avec nos histoires, impatientes d’entendre l’autre débriefer ses journées depuis la dernière fois. J’oubliais presque son visage à chaque séparation. Une aura de mystère enveloppait ses traits, de sorte que dès que je la retrouvais, j’en étais à nouveau charmée. Je ne l’avais jamais assez regardée. J’aurais pu caresser la fossette au creux de sa joue les yeux fermés, mais lorsqu’elle était loin de moi, je ne me représentais plus son visage aussi clairement. De même, je connaissais sa silhouette par cœur, je la reconnaissais du haut des tribunes lorsque j’assistais à ses matchs de football. Pourtant, impossible de me représenter son corps lorsqu’elle n’était pas près de moi. Dès que je la retrouvais, je m’émerveillais de ses jambes si belles.

    Aline me laissait des petits mots partout. Elle m’annonçait ainsi qu’il n’y avait plus de papier toilette ou que la télécommande de ma télévision n’avait plus de piles. Parfois,
    elle y gribouillait un discret « je t’aime » avant de partir. Les post-it n’étaient pas jaune criard et nos déclarations étaient toujours discrètes. Lorsque je cherchais à lui écrire des
    mots doux, je n’y arrivais pas. J’avais beau la comparer au soleil au-dessus de nos têtes, je ne pouvais pas retranscrire à quel point je tenais à elle. Nous n’avions pas besoin des mots pour se comprendre.

    Vient un moment où le manque de mots est un défaut. Nous sommes promptes à se reprocher ce que l’on appelait auparavant de l’amour et une conscience de l’autre exceptionnelle. C’était la fin d’Aline et Sophie. Tout s’est terminé un soir de juillet. Plutôt bien d’ailleurs. Ce n’était pas une rupture digne d’un show télévisé, c’était bien humain et mal scénarisé. Elle partait étudier en Norvège, je restais en France où il faisait plus chaud. J’ai pleuré quelques semaines et j’ai longtemps pensé à elle. Ou du moins je croyais penser à elle. Je me suis plutôt demandée si je l’avais bien aimée, si j’étais capable d’aimer tout court, et je pensais alors à moi. Sans être dramatique, la séparation qui s’est présentée à nous a tout remis en question. Je ne savais plus ce qui m’avait attiré chez elle, si son côté carriériste avait pu me séduire. Je ne savais plus si l’on pouvait vraiment être attiré par quelqu’un, par son physique ou par sa personnalité. Dans ma tête, tout n’était finalement que projection. J’avais voulu la voir ainsi. Je ne m’expliquais pas autrement comment quelqu’un comme elle avait pu m’attirer autant. Quelqu’un avec qui je n’avais rien en commun, finalement. Je revoyais ses yeux bleus qui me fixaient et se confondaient avec les miens. Je nous confondais.
    Des mois après, je la voyais encore en rêve. Elle ne me hantais pas vraiment, elle passait plutôt dire le bonjour. Nous n’avions pas gardé contact et ses apparitions involontaires me suffisaient. L’attraction qui guidait mes pensées vers elle persistait toujours chez moi. Pourtant, je n’avais aucun désir de la revoir. Notre relation aurait pu venir illustrer la loi universelle de la gravitation de Newton : deux personnes qui s’attirent sans s’atteindre. Ça l’aurait rendu moins rugueux à lire. Même la gravité est une figure en littérature, tout le monde tombe amoureux. Est-ce qu’on peut résumer l’amour à des phrases courtes ? Sûrement. Mais même la vie est poétique. Même la philosophie récupère un peu de substance à la poésie. La durée bergsonienne me poussait justement à ne pas parler de rupture. Aline et moi n’avions pas coupé la vie en deux parties. On vivait simplement. Je ne lui souhaitais pas vraiment tout le bonheur du monde maintenant que j’étais relayée à son passé. Elle n’attirait plus mon attention, mais ma bienveillance la suivait malgré tout. Finalement, il a même fallu perdre cette attraction amoureuse pour pouvoir la décrire. J’ai perdu mon amour comme on perd ses mots, et j’ai retrouvé les figures de style qui me manquaient lorsque je cherchais à lui écrire des mots doux.
     



    "On the rocks" de Lou Anscalina
    Dieu qu'il l'énerve.
    Il est là avec sa chemise blanche et ses cheveux bouclés ramenés en arrière, à cracher des chiffres avec désinvolture, comme si c'était lui qui dirigeait cette réunion. Le BHL de l'open-space. Il s'écoute parler mais elle l'entend à peine. Elle ne comprend pas que les gens ne voient pas clair dans son jeu. Il fait un signe à la stagiaire, le pouce et l'index collé, un mouvement vers sa bouche pour mimer une tasse et dire qu'il veut un café. Le tout ponctué d'un clin d'oeil. Elle a envie de vomir.
    Elle regarde ses doigts remettre son col en place, s'arrête sur sa chevalière. Une chevalière. Quel homme de moins quarante ans porte encore une chevalière en 2023 ? Les armoiries de la famille de sa femme à ce qu'elle a entendu dire. Une femme qui vient avec un nom à particule qu'il se serait empressé de prendre s'il avait pu. Une entorse à ses convictions machistes au nom de l'ascension sociale. Il pue la province arriviste. Elle pense à elle, l'épouse, et n'éprouve aucune empathie à son égard. Chacun sa merde. Comme on fait son lit, on y baise. Elle se demande s'il la trompe. Souvent, elle veut dire. Elle l'imagine nu. Ah non. Hors de question. Elle ferme les yeux très fort.
    Vous prenez le compte Busnel en main ? Merde, c'est à elle qu'on s'adresse. Elle n'a pas la moindre idée de qui est Busnel. Elle trouvera bien. Elle hoche la tête avec un air assuré. Pas de problème. Il faut qu'elle se reprenne.

    Tout ça à cause d'une soirée où elle ne voulait pas aller. C'est toujours dans ces soirées-là que les pires choses arrivent. L'anniversaire de Léa. Un truc entre filles lui avait promis celle-ci. Traduction : un truc avec quatre femmes mariées et toi. Les mères de famille qui approchent la quarantaine sont éreintantes. Elles sortent une fois par an et c'est toujours une cata. La course aux vingt ans qu'elles n'ont plus. Ça ressort le jean taille basse, le push-up dont on devine toutes les coutures qui entaillent la peau à travers le haut trop moulant. Ça pue le parfum le Kenzo. Tout trahit déjà un autre temps. On a fait le parcours obligatoire classique. On est allé au resto (on a dragué le serveur), on a été boire un verre dans un bar bondé (on a tapé la discute à un groupe de jeunes, à coup de « Mais enfin, je pourrais être ta mère » tout en montrant ses seins et en tripotant ses cheveux) puis il a fallu aller en boîte. Elle les aime, évidemment, elles se connaissent depuis la sixième, elle ferait n'importe quoi pour elles. Mais ces soirées, elle peut plus.
    Elles avaient fait la fermeture du bar donc la piste de danse était déjà pleine quand elles sont arrivées. Penaude d'avoir fait un peu la gueule pendant la soirée, elle est allée au comptoir et a commandé une bouteille de vodka. Elle a payé, rejoint les autres qui s'étaient installées à la dernière table libre, servi un verre à chacune avant d'attraper le sien et de leur dire qu'elle allait fumer une clope. Elle a traversé la foule en zigzaguant et poussé la lourde porte arrière qui donnait sur le patio réservé aux fumeurs. Quelques petits groupes épars. Elle est allée se coller contre le mur du fond, a sorti la dernière cigarette de son paquet et l'a allumée. Elle expirait sa deuxième bouffée quand elle l'a aperçu. Of all the gins joints, in all the towns... Sa mère en short. Ils étaient quatre, un autre mec et deux filles. Une brune, une blonde. C'est lui qui parlait, évidemment. Un whisky glace dans la main droite, la gauche posée dans le creux des reins de la blonde. Pour elle, elle avait eu de l'empathie. Tu vaux mieux que ça ma grande. Tu vaux mieux qu'un type marié qui va mal te baiser à quatre heures du mat'. L'autre gars a écrasé sa cigarette par terre. Il y avait un cendrier à deux mètres mais non. Ça salit tout comme le gros porc que c'est. La brune a fait un signe de tête pour qu'ils retournent à l'intérieur. Le groupe s'est mis en branle. C'est la qu'il l'a vue. Il y a eu un soubresaut. Il a fait un pas en arrière, agité la main pour leur dire d'avancer sans lui.
    Il les regarde passer la porte et entrer. Il attend quelques secondes, tête baissée. Puis se tourne vers elle. Elle n'y coupera pas. Il y aura une conversation, une interaction, aussi minime soit-elle. Vu que le terrain de jeu n'est plus neutre, il va en profiter, c'est sûr. Il sait qu'elle ne l'aime pas. Il est con et imbu de lui-même, mais pas à ce point-là non plus. Et puis elle ne s'en est jamais caché. Elle a toujours été comme ça, incapable de dissimuler son mépris, de feindre un intérêt qu'elle n'éprouverait pas. Il avance d'un pas sûr. Elle s'attendait à ce qu'il hésite un peu. Mais non. Pas de problème. Elle fait bien attention de ne rien changer à sa posture. Il s'arrête à un mètre. Vous ici..., dit-il. Elle se contente d'acquiescer. Elle ne fera aucun effort. Il se redresse, la toise. Ça te plaît de me détester, hein ?, s'amuse-t-il à la provoquer. Le visage impassible, elle cherche quoi lui répondre mais se souvient que se taire fait toujours plus d'effet. Il finit son whisky cul sec, en avalant les glaçons avec. Un autre pas. Elle ne bouge pas. Il ne lui fait absolument pas peur. Ce n'est pas une formule pour se rassurer. Ni une bravade. C'est juste la réalité. Ces mecs-là elle en a connu des dizaines dans sa vie. À l'école, à la fac, dans ses premiers jobs, partout. Ça a l'audace des mots sans le courage des actes. Ça aboie, ça fait du bruit, parce qu'au fond, c'est pas capable de grand chose. Elle ne sait pas trop ce qu'il a l'intention de faire. Il s'approche encore un peu. Jusqu'à la limite. Pas collés, mais il n'y a plus aucun vide entre eux. Les habits se touchent mais pas les corps. Putain, il se prend pour qui avec sa confiance là ? Elle cherche une phrase bien cassante. Un truc pour le remettre à sa place. Un truc pour faire mal. Pour bien lui expliquer qu'ils n'évoluent pas dans la même catégorie. Ça tourne à cent à l'heure dans son cerveau. You wish ? Non. Pourquoi c'est toujours l'anglais qui lui vient quand elle essaie d'être quelqu'un d'autre. Pour qui tu te prends ? Trop basique. Faut que ça l'achève lui mais que ça mette en lumière sa supériorité à elle. Je plains tellement ta femme. Mieux. Elle a pas quatre heures non plus, va pour la femme. Et alors qu'elle s'apprête à parler, il plaque sa main sur sa bouche. Il la fixe. C'est foutu, elle le sait. La main glisse sur son menton. Il se penche, pose ses lèvres contre les siennes, les écarte avec sa langue et lui glisse, atrocement lentement, un glaçon dans la bouche.

    Elle repense à la sensation de l'eau gelée dans sa gorge en rangeant ses dossiers. Elle prend son temps. Exprès. Elle veut qu'il quitte la salle de réunion avant elle. Trois mètres minimum entre eux à tout moment. C'est la promesse qu'elle s'est faite après ce soir-là. C'était il y a deux semaines et elle s'en veut encore. De n'avoir rien fait. D'être restée là molle contre le mur du patio, les bras ballants, à le regarder s'en aller. Sans se retourner. Il était parti quand elle a retrouvé les filles à leur table. Thank God.
    Quand elle est retournée au bureau la semaine suivant, elle s'est arrangé pour l'éviter sans que ça se voit (jamais elle ne lui donnera cette satisfaction) et ça l'a fait. Mais la honte était là. Mélangée à tout un tas d'autres trucs que son inconscient bien entraîné lui a permis d'ignorer. Et puis les choses se sont tassées. Il l'agace bien sûr, mais il l'agaçait déjà avant. Elle fait quand même encore un peu attention, just to be on the safe side. Mais elle sent qu'elle est sortie d'affaire. Ce sera un non-évènement.
    Salle vide. Elle remonte le couloir en se demandant si le compte Busnel n'est pas celui du mec trop relou qui appelle le bureau trois fois par jour pour le moindre détail. À tous les coups, c'est lui. Ma parole, ils se sont tous mis d'accord pour la faire chier ce mois-ci. Elle est a cinq mètres de son bureau quand elle voit la stagiaire en sortir. Elle aussi elle prend la confiance. On m'a demandé de le poser sur votre bureau, dit-elle sans s'arrêter avec son sourire gêné. Elle a envie de lui mettre une tarte. Sa colère a toujours été physique. Jamais de cris, juste des gestes. Elle entre dans la pièce, referme la porte derrière elle, balance ses dossiers sur le petit canapé juste à côté et elle avec. Il faut qu'elle appelle son père pour annuler ce soir. Trop froid, pas envie. Elle sort son téléphone de la poche de sa veste, ouvre Instagram, mate des photos de la nouvelle meuf de son ex. I'm so much better than her. Bref, on va pas y passer la jouréne. Elle se relève, contourne son bureau et là, juste devant son clavier, caché jusque-là par l'écran de son ordinateur : un verre. Et dedans, un glaçon. Son genou droit cède mais elle se retient à la table avant de tomber. L'enculé. Comme c'est petit. Comme c'est bien joué. Comme c'est vain. Elle n'a plus qu'une option. Elle attrape le verre, sort, remonte le couloir dans l'autre sens, pousse la porte des toilettes et s'y enferme. Elle saisit le glaçon, jette le verre dans la poubelle, remonte sa jupe, glisse sa culotte de côté et frotte avec le glaçon. Elle grimace malgré elle. C'est tout, il n'aura rien de plus. C'est déjà trop. Elle monte vite et fort. Just once, that's it. Elle jouit en priant pour que ça lui passe.

    La Chute de Lapinville

    De l’humour et des rebondissements, livrés chaque matin de la semaine : avec La chute de Lapinville, son ambitieuse série de fiction quotidienne, ARTE Radio innove, fidèle à sa trajectoire d'aventurière de l’audio. Dans cette saga sonore, récits, narrateurs et temporalités s’enchâssent en une jubilatoire fuite en avant, dopée par l’humour ravageur de Benjamin Abitan (La dernière séance, La préhistoire du futur), Wladimir Anselme (OUI, Le catch, Hommes vus), et Laura Fredducci, autrice pour la télévision. Entre esprit railleur des Simpson et parodie de Plus belle la vie, un feuilleton sonore qui promet chaque jour une dose de provocation, d'ironie et de répliques culte.

    Lapin, pervers narcissique en fin de droits, raconte son retour à Lapinville et sa décision de faire un podcast pour se venger de ses anciens camarades d’école. Il est bientôt rejoint par Chloé Bloomington, star de cinéma qu’une énorme shitstorm oblige à revenir dans sa ville natale pour jouer dans une fiction quotidienne à la con. Puis, on suit l’enquête de Spiruline, astucieuse stagiaire à la mairie, qui dévoilera des scandales insoupçonnés dans les plus hautes sphères de Lapinville… Tour à tour, les Lapinvillois témoignent pour essayer de comprendre comment, une chose en entraînant une autre, ils ont fini par provoquer la destruction de la Terre. Leurs destins entremêlés forment une pelote visible de l’espace dont cette série, cinq minutes par jour, va dérouler le fil. Fresque épique et palpitante, chronique de la catastrophe en cours et de ses ramifications les plus inattendues, La Chute de Lapinville a pu être décrite comme une variante des Simpson à la sauce rond-point ou un jumeau maléfique de Plus belle la vie.

    Découvrir le podcast.

    Le Radio show, en léger direct de 2023

    Après Dépêche, revue de presse sonore mordante (150 numéros, 2018-2022), Olivier Minot, alias Livo, fait son grand retour sur ARTE Radio avec un spectacle collectif et interactif de radio en live, à retrouver en podcast.

     

    Nous assistons à la fabrication d’une émission qui raconte la vie, à travers des échos subjectifs de l’état du monde, dans une mauvaise foi assumée. Olivier Minot (Livo) et Annabelle Brouard (Abad), sa coréalisatrice, jouent sur scène avec la radio et les auditeurices/spectateurices. Entre interventions sur un sujet d’actualité, montages élaborés, quiz et archives, ils fabriquent sur scène une heure de convivialité et de fragilité pour donner naissance à un podcast en ligne pour toujours.

     

    Pour ce 2ᵉ Radio show, l'équipe est en léger direct de 2023. À travers la vie mouvementée d'un personnage qui a traversé 2023 à 100 à l'heure, on achève cette année à coup de haches, de montages improbables, de micro trottoirs, de fausses pubs et d'histoires vraies.
    Du mouvement contre la réforme des retraites à la mort de Matthew Perry en passant par les violences policières, le Schiappa Gate, la tempête Ciarán, Sainte-Soline, la guerre en Palestine, les plus grosses conneries de Pascal Praud, l'inflation, le petit Emile, la littérature dilatée comme jamais, le ministre de la Justice jugé, la menace du point médian, etc. 

     

    Notre personnage fonce dans tous ces grands évènements qui ont fait 2023. En racontant son année, il incarne ces 12 derniers mois avec passion.

     

    Donc, où se tourne ce super Radio show, en léger direct ? à la Gaîté Lyrique, au 3bis Rue Papin, 75003 Paris. À quelle heure ? 16h. Il faut prendre sa place ? Oui, juste ici : gaite-lyrique.net/evenement/le-radio-show-en-leger-direct

     

    Découvre Radio Timing, 1ᵉʳ numéro du Radio show, en léger direct : https://www.arteradio.com/son/61680531/radio_timing

    L'exercice d'écriture d'Alice Zeniter

    Après Nicolas Mathieu, c'est au tour d'Alice Zeniter de proposer un exercice d'écriture sur l'Instagram d'ARTE Radio. La consigne était : "Écrivez la vie entière d’un personnage ou d’une personne en vous obligeant à réfléchir au placement et à la raison d’être des ellipses."
    Merci aux 42 participants ! Voici les trois gagnants qui remportent chacun un exemplaire du livre Bookmakers : Alice Zeniter coédité par les Éditions Points et ARTE Éditions.

    Les premiers livres de la collection Bookmakers : Alice Zeniter, Nicolas Mathieu et Maria Pourchet sont à retrouver en librairie. En janvier 2024, la collection s'agrandit avec un nouvel auteur : Hervé Le Tellier.

    Le podcast Bookmakers est quant à lui toujours disponible sur ARTE Radio et sur toutes les applis de podcasts.

    "Vie et mort de Guinefort Tapioca" de Monsieur Raoul
    Fuir la fatalité :
    Guinefort Tapioca est un bébé roux et joufflu, aux yeux anormalement séparés l’un de l’autre par un large front de boeuf. Il dort en soufflant bruyamment dans un mignon berceau bordé de mousseline, à l’aplomb sous le lustre de tante Léonie, au petit salon.

    Entrevoyant un futur sinistre, la faucheuse cherche à corriger l’erreur de la nature et scie à la hâte la chaîne de laiton qui retient le luminaire au plafond. Mais la bonne entre dans la pièce et le spectre drapé de noir s’oblige à disparaître, scie comprise ; les lois de l’au delà lui interdisant d’être visible des humains.

    Jeune homme en fleur :
    (…) Après çà, Guinefort Tapioca fait irruption dans la salle de classe pour essayer sa nouvelle moto cross très bruyante ; il fait des bonds sur les tables en faisant rugir l’accélérateur. Ce qui produit une fumée tantôt bleue tantôt gris clair qui prend à la gorge. Ce qui répand en spray de fines gouttelettes d’huile noire et poisseuse sur tout ce qui se trouve à proximité.
    Il effectue des sauts épouvantables très près de la tête de ses camarades de classe, ce qui les effraie et perturbe la concentration nécessaire aux exercices qu’ils essaient de faire malgré tout, en l’absence momentanée de leur professeur. Du mobilier est renversé. Des surfaces sont marquées des empreintes noires laissées par les pneumatiques de l’engin.

    Mais la moto tombe en panne. Il hurle si on peut l’aider à démonter sa roue qui est bloquée. J’arrive. Je n’aime pas son véhicule qui pétarade. Je ne souhaite pas qu’il puisse le redémarrer ; c’est trop bruyant. Comme je suis nul en mécanique, je fais n’importe quoi. Et la clef à molette se coince à mort entre les rayons et la chaîne. Je dis :
    « là, un aigle ! » Il regarde vers le haut et je pars en courant.

    Vitesse de croisière :
    Guinefort Tapioca est un affreux jojo. Comme il arpente son bureau, il fait venir un subordonné. Puis il commence par poser une question anodine, avec un calme apparent :
    « Qu’avez-vous pensé des résultats du football, ce week-end ? »
    Demande-t-il, tout en plissant les yeux, avec un mauvais air de fouine.

    Et là, peu importe la réponse du salarié. Cette convocation n’était qu’un prétexte pour houspiller sa victime :
    Sans crier gare, avec un fracas épouvantable, il projette brutalement sa chaise métallique contre le sol, ce qui ne manque pas de faire sursauter Roger ; ce pauvre collaborateur, et il lui crie : « vous n’avez pas honte?! »

    Puis, il contourne d’un bond agile le piteux employé de bureau et donne un tour de clé à la porte pour empêcher ce dernier de fuir. Précaution inutile car celui-ci semble paralysé sur place.

    « Savez-vous ce que la direction a comme opinion au sujet des gens comme vous ?! » dit-il en écrasant ostensiblement dans sa paume un paquet de cigarettes vide. Et il déverse ses vilaines paroles en fumant avec acharnement ; pour terminer tout le tabac dont il dispose.

    Le lendemain, 4 janvier à 6h30 du matin, Guinefort Tapioca, fulminant, hors de lui, repousse les employés des abords de la machine à café à l’aide du tuyau d’arrosage de la cour en ciment.
    « allez turbiner, je ne vous paye pas à traîner en pause ».
    Une fois les salariés mal installés sur les tronçons d’arbres abattus qui servent dechaises, çà moufte plus dans les rangs.

    Fruit blet :
    Guinefort arrive à pied au passage piéton régulé par des feux signalétiques ; comportant une silhouette marchante qui s’éclaire de lumière verte, et une autre, à l’arrêt, s’éclairant de lumière rouge. Le personnage à l’arrêt indique que les piétons ne doivent pas traverser et que c’est aux automobiles de passer.
    Tapioca fait l’inverse de ce que Christophe le sage flamboyant de l’empire céleste d’or et de diamant prescrit de faire dans cette situation :
    Donc il s’engage, satisfait par l’assurance qu’il à en lui même, et coupe la trajectoire de la chaussée, au mépris de tout signal lumineux.
    Car c’est d’abord lui et avant tout Guinefort ; le monde n’a qu’à se courber à son approche, après tout.
    Un camion fait une crêpe de Tapioca.
     



    "Fatima" de Isma Le Dantec
    Aujourd’hui, la terre a tourné une fois sans toi. C’était un matin, après seize autres paupières closes. Gaël a étouffé un gémissement au dernier battement de ton cœur. Articuler « c’est fini » puis imprimer ta photo en grand au centre commercial, celle où tu souris avec les lunettes de soleil et le collier orange. Au milieu du vacarme, nous ne savons déjà plus vivre. Tu nous a demandé d’être heureux, tu as dit « ça prendra du temps, plusieurs années peut-être ».

    Tu es née à Nanterre, le 20 mars 1967. Vous débarquez à deux d’un coup, rejoignant quatre aînés. Il parait que, malgré l’islam qu’on tente de t’inculquer, tu dégustes avec malice les morceaux de saucisson de tes voisins de cantine. Un noël, tu piques les chocolats de ta jumelle sous son oreiller. Tu t’installes toujours à table entre tes parents, la meilleure place pour une assiette garnie. Tu as une meilleure copine, Agnès Gilles, quarante ans plus tard tu l’appelles toujours Agnès Gilles comme à l’école. Tu n’as jamais vraiment quitté l’école, tu es douée et ta sœur aussi, on vous dit que vous pourriez être infirmières : vous êtes studieuses, mais arabes quand même. Vous devenez institutrices. Maintenant on dit professeur des écoles, tu as toujours trouvé ça pompeux, toi, c’était maîtresse Fatima. L’été, avec tes copains, vous explorez le continent africain, sac sur le dos et assez de galères qui finissent bien pour nous abreuver d’anecdotes à en écarquiller les yeux.

    Je ne sais pas ce que tu fuyais ou de quoi tu avais soif. Un jour, tu fais tourner ta mappemonde et pose le doigt pile à l’autre bout, au Vanuatu. Tu enfiles un short et pars enseigner sous les cocotiers. Là-bas, ta route croise celle d'un jeune reporter qui se la joue baroudeur ténébreux. Il te lance « attention, les journalistes terminent tous alcooliques, dépressifs et divorcés », tu lui répliques : « Qui t’a dit que je voulais qu’on finisse ensemble ? ». Deux ans plus tard, votre photo de mariage figure en Une du journal local. Tes parents, pas ravis, refusent de rencontrer Gaël, jusqu’au jour où vous sonnez avec un poupin rose dans les bras, je m’appelle Isma.

    Fini les tropiques, cap sur Bordeaux. Des journées d’enfants à instruire, tu veux qu’ils jouent beaucoup, tu leur lis plein d’histoires et leur apprends des danses farfelues. Tu prends au sérieux leurs peines de cœur et ris de leurs blagues, et c’est tout autant d’amour que tu donnes aux deux autres marmots qui t’attendent à la maison. Bilal a hérité de ta gourmandise, en atteste son premier mot : « gâteau ».

    C’est l’heure d’une nouvelle aventure, tu mets la maison dans un bateau et nous voilà sur l’île de la Réunion. Avec ta peau brune et tes cheveux qui défient la gravité, tu ressembles à s’y méprendre aux femmes créoles qui arpentent les allées du marché. Le soleil réchauffe ton cœur et nous grandissons bien. Dans la montagne, tu dis toujours en t’extasiant : « Regardez le paysage, buvez de l’eau ! » , on fait les deux en même temps et c’est vrai que c’est beau. On râle quand tu nous prends en photo mais ton bonheur est diablement communicatif, tu t’amuses d’un rien et nous avec, on rit à s’en tordre le bide. Tu te prends de passion pour les petits poissons du lagon, avachie sur ma serviette je te regarde traverser la plage en canard avec tes palmes et ton tuba, la hchouma. Quand on traîne la patte, tu ne manques pas de nous houspiller : « faut profiter ».

    Tu profites comme si tu savais que ce serait fini trop tôt. La maladie te tombe dessus un jour de septembre, le médecin retire presque tous tes intestins. On va toujours au lagon et marcher sur le volcan, ton corps tout maigre se bagarre avec voracité. On fête l’an nouveau dans la cuisine, on danse sur Rachid Taha en essayant de dérider Gael. Je me mords les joues pour pas pleurer, lui aussi je crois. Après ta retraite, tu voulais t’investir au planning familial, explorer encore l’Afrique avec les copains, nous montrer le Vanuatu. Tu es partie un matin, Gaël tenait ta main.
     



    "Django Petrograd" de "Mira Martin
    La manie de Pablo Avretski de noter chaque évènement de la vie, même mineur, dans un de ses petits carnets, avait ça de bon qu’il était, des années après, possible de reconstituer une biographie très précise de chacun de ses amis, à commencer par Django Petrograd lui-même. Il serait possible d’écrire à son sujet un bon millier de pages; mais on pourra également essayer de résumer sa vie en quelques quatre mille caractères, celle ci étant, étrangement, très systématiquement découpée en périodes de dix ans.

    Durant les dix, ou disons, vingts premières années de sa vie, Django Petrograd regretta de nepas être, comme son illustre homonyme, un génie de la guitare. Il avait eu beau s’entraîner encore etencore, les seuls sons qui sortaient de sa guitare étaient biscornus et disgracieux.

    A vingt ans, il découvrit quel était son vrai talent: la comptabilité. Il fallait bien faire quelque chose de sa vie; il se jeta corps et âmes dans cette voie, puisqu’une carrière dans la musique n’était décidément pas envisageable.

    Quand il eut achevé ses études – avec énormément de brio, il faut le dire, il partit en voyage, et il rencontra, dans un quelconque bazar turc, une jeune fille qui s’offrit de lui lire l’avenir dans le marcde café. Outre quelques banalités de rigueur, elle lui prédit, pour l’année de ses trente ans, un évènement qui changerait sa vie à jamais.

    En dix ans, Django devint le meilleur comptable du monde. Dans leurs domaines respectifs, on pouvait dire que Petrograd égalait bien un Stéphane Grapelli ou un Erik Satie. Mais il est moins facile de trouver la gloire derrière une pile de factures que sur une scène. Sûrement Petrograd aurait aimé vivre sous les vivats de la foule. Il se consolait en donnant fréquemment des conférences, très prisées des spécialistes - mais ce n’était pas la même chose.

    Exactement six mois après le jour de ses trente ans, une mouette fonça sur Petrograd, qui rentrait de vacances en ferry et lui arracha l’oeil droit. Il devint ainsi borgne, et se mit à porter un cache-œil. Était-ce ce cache-œil, ou ses longues moustaches fines qui attirèrent l’attention de Natasha Alexandrovna à cette fête de Noël 1972? Toujours est il qu’elle l’épousa deux ans plus tard.

    La vie de Django prit un autre tournant quand un soir, en rentrant chez lui, il entendit un bruit de l’autre côté de la fenêtre. Il venait d’avoir quarante ans. Il l’ouvrit et vit, flottant en l’air dans la nuit, John Coltrane qui jouait de la trompette. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Getchatchew Mekurya d’apparaître avec son saxophone, lévitant au niveau de sa fenêtre. Sa femme,lorsqu’il lui raconta cela, crut qu’il était fou, jusqu’à ce qu’en rentrant un soir du travail elle constate elle même que Duke Ellington était là, trépignant dans la nuit, un immense piano à queue flottant avec lui en l’air . Les meilleurs jazzmen du siècle se succédèrent ainsi devant la fenêtre des Petrograd.

    Un jour, Django raconta à sa femme que Reinhardt en personne était apparu. -Et tu ne lui a pas demandé où était passée la partition de Requiem pour mes frères tziganes? Petrograd s’en mordit les doigts; il se jura de rattraper cette erreur.

    Il passa dix ans avant que Reinhardt ne réapparaisse. Django était alors prêt; il lui posa la question fatidique.

    -Je l’avais vendue à un colonel français, pour une bouchée de pain, en 1945, lui avoua t-il. Une mauvaise affaire; mais je n’avais pas ton talent pour la finance.

    Il ne fallut cependant pas longtemps à Petrograd pour retrouver la partition, restée depuis dans la famille dudit colonel.

    Il la confia à un chef d’orchestre de sa connaissance; et, quelques années plus tard, le morceau étaitjoué à l’opéra.

    Petrograd était assis au premier rang.

    La musique commença. Au bout de quelques instants, Petrograd sentit qu’il décollait du siège: il s’élevait, petit à petit dans les airs. Quand il regarda en dessous de lui, il vit qu’il était déjà à presque un mètre au dessus du sol. La musique remplit ses oreilles. Il continuait de monter; bientôt il était au niveau des balcons. Le plafond peint par Chagall, n’était plus qu’à quelques mètres. Son crâne perça délicatement la voûte. Il s’éleva encore de plusieurs mètres dans le ciel de Paris. La musique était toujours aussi forte, elle venait de partout à la fois, elle émanait du toit des maisons etdes nuages au dessus de sa tête. Une nuée d’oiseaux blancs volait dans sa direction. Quand ils furent plus près, Django vit que ce n’étaient pas des oiseaux, mais des factures.

    «Quel dossier finement mené!» s’exclama t-il en en attrapant une qui passait près de lui. Il monta encore plus haut; la musique envahit ses oreilles, envahit son crâne, jusqu’à ce qu’il se fonde dans les notes délicates du Requiem pour les frères Tziganes de Django Reinhardt, son plus illustre homonyme.

    Séance d'écoute : La fabrication du désir

    ARTE Radio s'installe à la Gaîté Lyrique pour des séances d’écoute mensuelles !

     

    Pionnière et référence du podcast, ARTE Radio propose désormais chaque mois, à la Gaîté Lyrique, des séances d’écoute de podcasts en avant-première. Une heure pour découvrir des courts-métrages audio intimes, ludiques et politiques, et échanger en direct avec leurs auteur·ices et la responsable de la radio web d’ARTE, Perrine Kervran.

     

    Cette séance sera consacrée à la série #WhenIwas15. Comment raconter la fabrication du désir ? Comment parler de son propre désir de manière sonore ? Les autrices du podcast seront présentes.
    Et on ne peut faire une séance d'écoute sur le désir sans diffuser un épisode des Chemins de désir. Claire Richard sera également présente pour répondre à vos questions.

     

    #WHENIWAS15, une série réalisée par Samuel Hirsch et Charlie Marcelet (12x4 min).
    Le 17 juillet 2023, le roman pour grands adolescents Bien trop petit de Manu Causse est interdit à la vente aux mineurs. En réaction à cette censure, l’écrivain Nicolas Mathieu lance alors le hashtag #WHENIWAS15 sur Instagram. Plus de 500 personnes vont répondre à l’appel et partager sur les réseaux des textes dans lesquels ils se souviennent de leurs premiers émois adolescents et leur découverte de la sexualité à travers la lecture. 70 de ces témoignages sont réunis dans un livre aux Éditions Thierry Magnier, mais aussi dans un livre audio édité chez Actes Sud. ARTE Radio adapte 12 de ces textes en podcast qui sont lus par leurs auteurs et autrices.

     

    LES CHEMINS DE DÉSIR, une série de Claire Richard, réalisé par Arnaud Forest (6x15 min).
    Dans cette autofiction, une femme explore les chemins du désir féminin, ses contre-allées déroutantes, ses ruelles cachées, ses zones de liberté. Comment l’imaginaire érotique se construit parfois loin de la vie amoureuse réelle. Dans une langue superbe, moderne et subtile, l’auteure retrace une vie de fantasmes et de plaisirs solitaires : de la découverte d’une BD de charme dans le grenier de sa grand-mère aux vidéos X d'aujourd’hui. À chaque épisode correspond une avancée technologique : le film de Canal+, l’Internet, le hentai...

         

    « La traite des vaches ne devient du travail que quand c’est des hommes qui la font »

    Marie Edith, Gwennen et Charlotte sont éleveuses de vaches laitières près de Rennes. Depuis quelques années, elles se retrouvent, avec d’autres paysannes, au sein du...
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    Chaque mois, Un Podcast à soi mêle intimité et expertise, témoignages et réflexions, pour aborder les questions de genre, de féminismes, d’égalité entre les femmes et les hommes. Un podcast de Charlotte Bienaimé pour ARTE Radio.
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    « Alors voilà, c’est ça une bite en moi »

    #WhenIwas15, premiers émois adolescents et découverte de la sexualité à travers la lecture.
    #WHENIWAS15, LIRE ET DIRE LE DÉSIR
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    #WHENIWAS15, LIRE ET DIRE LE DÉSIR

    À quinze ans, on a les hormones en folie, de l’acné, parfois même des bagues. Il faut gérer les poils qui débarquent, les seins qui poussent, les vergetures qui zèbrent la peau, un nez dur à décrire et les aisselles qui sentent plus fort. On a très chaud, on palpite, on ne pense qu’à ça, on joue avec l’idée, on passe à l’acte, on a peur, on se demande quoi faire avec ses doigts ou avec sa langue, on écoute de la musique très fort, parfois on lit ou on écrit des poèmes ou des romans. Alors une fois devenu grand ou grande, qu’est-ce qu’il nous reste de cette enfance qui s’en va et du désir qui arrive ?Le 17 juillet 2023, le roman pour grands ados “Bien trop petit” de Manu Causse est interdit aux mineurs. En réaction à cette censure, l’écrivain Nicolas Mathieu lance le hashtag #WHENIWAS15 sur Instagram. Pendant l’été, plus de 500 personnes partagent des textes dans lesquels ils se souviennent de leurs premiers émois et de leur découverte de la sexualité à travers la lecture. 70 de ces témoignages sont réunis dans un livre aux Éditions Thierry Magnier et dans un livre audio édité chez Actes Sud. ARTE Radio adapte 12 de ces textes en podcast lus par leurs auteurs et surtout autrices : Mélanie Boutet, Alice Briant, Thomas-Louis Cepitelli, Margaux Conduzorgues, Nadia Daam, Laure Decourchelle, Maryam Douari, Romain Ischard, Emmanuelle Kaiser, Judith Margolin, Tiphaine Rault, Anne Terral et Victoire Tuaillon. 
    #WHENIWAS15, LIRE ET DIRE LE DÉSIR

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    L'exercice d'écriture de Nicolas Mathieu

    Lancé sur Instagram, voici les textes gagnants du concours d'écriture proposé par Nicolas Mathieu dont la consigne était : "Concevez un personnage, sans le décrire, en 1000 mots." Parmi les 103 participations, voici les gagnants qui remportent un exemplaire du livre Bookmakers : Nicolas Mathieu coédité par les Éditions Point et ARTE Éditions.

    Les premiers livres de la collection Bookmakers : Alice Zeniter, Nicolas Mathieu et Maria Pourchet sont à retrouver en librairie. En janvier 2024, la collection s'agrandit avec un nouvel auteur : Hervé Le Tellier.

    Le podcast Bookmakers est quant à lui toujours disponible sur ARTE Radio et sur toutes les applis de podcasts.

    "La cheffe de caisse" de Juliette Bisard
    Elles sont alignées en rang d’oignons devant la pointeuse. On peut pointer dès 8h48, mais surtout pas après 9h02 sous peine de perdre un quart d’heure de salaire. Elle, elle n’arrive qu’à 8h59. Elle s’en fout, elle est au forfait-jour maintenant. 8h59, une minute avant que les portes battantes ne s’ouvrent, pour vérifier que tout le monde est à son poste. Puis elle déambule longuement dans l’artère principale, de la caisse centrale jusqu’à son bureau sans fenêtre, coincé tout au fond du magasin entre les packs d’eau et la cave à vins. Elle ne salue personne mais elle prend le temps de toutes les regarder, une par une, droit dans les yeux.

    C’est comme ça qu’on commande ici, c’est ce qu’elle a appris en vingt ans de métier. Pour se faire respecter, il faut pratiquer la terreur. Menacer de supprimer la prime de caisse de 18,35€. Surveiller les retards. Les faire rester cinq minutes de plus pour les faire chier alors qu’elles ont leurs gosses à récupérer. Punir les filles qui tchatchent entre elles ou qui se permettent de parler trop longtemps aux clients. On ne doit pas humaniser le métier, sinon les gens ne reviennent plus. Ils s’en foutent de parler à une caissière bousillée par les années à porter des packs de bières sur un tapis roulant. Non, les gens ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur dise bonjour, merci, vous avez la carte du magasin, très bien monsieur allez-y, voilà votre ticket, merci, au revoir. A l’extérieur, trois ou quatre petits vieux attendent déjà depuis vingt minutes avec leurs caddies vides. Encore des cons qui vont ressortir cinq minutes après avec deux baguettes de pain industriel.

    Aujourd’hui, elle fait passer un entretien d’embauche. Une jeune fille du coin qui veut travailler l’été. D’habitude, on prend les enfants des salariés, mais comme plus personne ne veut bosser de nos jours, on est bien obligés d’ouvrir les candidatures à l’extérieur. Elle ne la connait pas, cette Camille.

    À 10h23, le téléphone sonne. Sa secrétaire lui dit que son rendez-vous est arrivé. Trente secondes plus tard, la fameuse Camille pose un pied dans son bureau. Elle paraît surprise de ne pas voir de fenêtre. C’est vrai que ça ressemble à un cagibi, mais elle croyait quoi, la petite, qu’on bossait à la Défense ? C’est Leclerc ici, pas la Société Générale.
    La fille dit bonjour, très polie. Elle a l’air beaucoup trop bien élevée pour travailler ici. Elle l’interroge sur son âge, ses motivations, trois qualités – curieuse, sérieuse et optimiste, a dit la fille -, trois défauts – perfectionniste, un peu stressée et elle n’en voyait pas de troisième. Ils sont vraiment tous pareils, la génération Z. Du copié-collé. Elle lui demande les études qu’elle fait, la fille répond « chimie des formulations ». Elle ne comprend rien à ce qu’elle lui raconte, la fille s’anime et parle d’adhésifs, de peintures et de cosmétiques, bref, ça fera bien l’affaire, on ne lui demande pas de commenter les étiquettes des produits qu’elle va biper après tout. Juliette Bisard – La cheffe de caisse
    Elle serre la main de la fille, ne lui promettant de la rappeler, mais elle attendra quand même trois jours parce qu’il ne faudrait quand même pas qu’elle croit que c’est facile de trouver du boulot.

    À 11h, elle reçoit une alerte : Alice a fait une erreur de caisse de 10€. Surement un billet collé à un autre. Alice vient d’arriver et c’est toujours la merde avec les nouvelles. Elle compose le numéro de son poste et lui passe une soufflante. Alice s’excuse, toute penaude, mais elle enfonce le clou : si tu refais une erreur pareille, on ne pourra pas renouveler ton CDD. Alice se tait. Elle a deux gamins et le père s’est barré. Elle ne peut pas se permettre de perdre le boulot.

    À 12h01, elle sort du micro-ondes son tupperware. Elle ne mange plus avec les autres à la cafet’. Ils n’ont plus le même statut maintenant. On ne mélange pas les torchons et les serviettes.

    À 12h12, elle s’allume une clope sur le seuil de la porte de service qui donne sur le parking brûlant et désert.

    À 13 h 34, elle se décide à compter les « suppo » que les filles ont fait remonter à la mi-journée. On est autour de 5000€ par caisse, c’est pas mal. Fois dix caisses, elle devrait avoir un bon intéressement à la fin de l’année. En même temps, sans elle, la boîte ne tournerait pas. C’est quand même bien normal qu’elle soit rémunérée à sa juste valeur, avec tout le mal qu’elle s’est donné pour parvenir jusqu’ici.

    À 15h37, elle commence un peu à s’ennuyer, la journée tire en longueur, alors elle décide de visionner les caméras postées sur les filles depuis les rayons. Sabine et Lucie sont en train de se parler. « Elles me font chier ces deux-là » se dit-elle alors elle compose le numéro du poste de Céline, à la caisse centrale, et lui ordonne d’envoyer Sabine à la caisse 19, celle du fond en face du mur, dos au magasin. Quant à Lucie, qu’elle l’envoie faire du facing, ça lui fera du bien de se geler les miches entre les paquets de jambon et les surgelés. Il faut faire croire aux filles de la centrale qu’elles sont importantes pour se les mettre dans la poche mais la vraie boss, c’est elle. Diviser pour mieux régner.

    À 16h56 elle éteint son ordinateur et claque la porte du bureau. Elle sort par la porte de service. Pas de déambulation dans l’artère centrale en fin de journée, il ne faut pas que les filles voient à quelle heure elle s’en va. Elle met le contact et au moment de démarrer, elle se dit que demain matin, à l’embauche, ce serait quand même bien d’envoyer Alice à la boulangerie faire cuire les croissants, histoire de. 45 degrès quand il en fait 37 dehors le matin, ça devrait la calmer un peu.
     



    "Kylie" de Anna Souillac
    Je vais t'expliquer comment ça va se passer parce que t'as l'air de croire qu'y a une alternative possible à ton histoire. Tu vas l'approcher entre deux cours, à la récré, au self ou à la sortie. Peu importe. Elle sera jamais seule. Tu devras percer une ligne de front et ce sera déjà foutu. Même si t'avances d'un pas décidé et que tu te plantes à côté d'elle, y aura toujours sa horde de copines autour d'elle. Ou pire, Hugo et sa bande. Là, t'as déjà perdu 70% de la confiance que t'avais en arrivant. Admettons que tu trouves le courage de lui sortir ton laïus. Tu vas lui dire quoi exactement ? « Hé Nina, ça te dirait qu'on aille au ciné toi et moi samedi aprèm. Y a une retrospective Henri-Georges Clouzot à l'Arlequin » ? Et ils rigoleront tous avant qu'elle ait eu le temps d'ouvrir la bouche. Une parfaite issue de secours pour elle, elle aura même pas besoin de te mettre un vent. Elle aura qu'à réajuster son sac à 800 boules sur son épaule et tourner les talons. Et tout le monde t'appellera Henri-Georges jusqu'au bac, voilà ce que t'auras gagner. Et là, je te fais la version la moins humiliante. Elle pourrait très bien se contenter de rouler une pelle à Jonas devant toi. Elle l'a déjà pécho à la teuf de Basile y a deux semaines, c'est Clara qui me l'a dit. Tu sais, ces teufs où on est jamais invités. Fais pas cette tête, putain. Je te dis ça pour t'éviter te taper l'affiche.

    Enfin, non, je dis ça parce que j'ai beau me creuser la tête, je comprends pas. Pourquoi c'est toujours pareil hein ? Pourquoi un mec comme toi fait une fixette sur une meuf comme ça. Qu'est-ce qu'elle a pour elle franchement ? C'est un vraie question putain, qu'est-ce qu'elle a ? C'est une élève moyenne, on peut pas dire qu'elle soit franchement rapide. Elle est pas particulièrement drôle, les trois fois où t'as sorti une vanne devant elle, elle nous a regardés avec ses yeux de merlan frit. Elle est pas gentille non plus, demande à Clara. Elle s'est foutu de sa gueule l'autre fois dans les vestiaires avant le volley parce qu'elle portait pas de soutif. Non, le seul truc qu'elle a, c'est qu'elle est belle. Ça oui putain elle est belle. Et toi ça te suffit, et c'est ça qu'est dégueulasse au fond. Parce que dans ton conte de fées, elle va s'apercevoir que t'es un mec brillant, gentil et drôle et elle va tomber amoureuse de toi. Et tu vois même pas l'ironie du truc, l'hypocrisie totale de la chose. Elle doit t'aimer pour ce que tu es au fond alors que toi tu la kiffes parce qu'elle est bonne. En quoi c'est réglo ? Pour elle évidemment mais surtout pour toutes les autres ? Pour celles qui sont brillantes, gentilles et drôles. Elles, elles peuvent aller se faire cuire le cul, c'est ça ?

    En vrai elle pourrait très bien tomber amoureuse de toi. Malgré tout ce que j'ai dit depuis le début, elle pourrait, évidemment, personne peut-être aussi con pour ne pas voir que t'en vaux la peine. Mais nous, les autres, on fait quoi ? Moi, moi je fais quoi ? Moi, je les comprends tes blagues et tu ris aux miennes, je sais que t'éternues quand tu stresses et que t'as peur des serpents, surtout des crotales. J'ai vu Le Salaire de la Peur et j'ai lu Moon Palace. Je sais équilibrer une équation chimique et ce qu'est un chiasme. J'étais là quand ton père est tombé malade et quand tu t'es fait jeté par Manon. Et tout ça pour quoi ? Pour rien. Tu me vois même pas. Parce que ce qui compte c'est pas ce que je suis, c'est tout ce que j'ai pas : des cheveux soyeux et disciplinés, la taille d'une môme de huit ans, un nez fin, des traits symétriques, une bouche pulpeuse. Non, moi je fais partie de celles chez qui ça pousse dans le désordre, n'importe comment. Un sein d'abord puis l'autre, le cul qui n'en fait qu'à sa tête. Celles que la puberté fait grandir dans tous les sens sauf en hauteur. Et pour ça je suis condamnée. Le jeu est perdu d'avance parce qu'il est faussé. J'avais pourtant bien lu les règles mais que dalle. Contente-toi d'être toi-même, sers toi de ta tête, ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. Un ramassis de conneries, ouais. Les belles n'ont jamais à lever le petit doigt et les meufs intelligentes rament dans un lac asséché. Et après on s'étonne que Kylie Jenner existe. Pourtant c'est limpide. Kylie Jenner, c'est la revanche d'une gamine intelligente qu'a passé son enfance à écouter des gens lui parler de son physique, de son physique moins avantageux que celui de ces sœurs. Alors à seize ans, parce qu'elle avait compris depuis longtemps que l'organe le plus important d'une meuf, ce serait jamais son cerveau, elle a dit fuck it et elle s'est fait ravalé de fond en comble. Et aujourd'hui, elle est milliardaire et elle se tape Timothée Chalamet. Et tout le monde la méprise, mais tous les mecs aimeraient coucher avec elle et toutes les meufs aimeraient lui ressembler, rien qu'une semaine, rien qu'un jour. Alors moi je dis bravo Kylie. Je pensais pas, mais au fond t'as tout compris. Et quelque part en Californie, je suis sûre qu'y a un mec qui mate des photos d'elle à cette seconde même, un mec brillant, gentil et drôle. Un mec qui se mord les doigts de l'avoir ignorée quand ils avaient quinze ans.
     



    "Pétrole" de Marianne Skorpis-Rimo
    Il ne se rappelle plus quel jour il a commencé à boire du pétrole. Depuis il boit, il boit.

    Il y a le soleil, la mer et les autres. La mer ne fait plus de bruit. Le glouglou du pétrole, le son des machines absorbent tout.

    La mer ne bouge pas. Surface lisse, plane, mer d’huile comme on dit. Mer d’huile ou falaise, vertige sans fond.

    Il faut vider, vider les cuves du bateau. Un autre est là, en face, neuf, prêt à accueillir le pétrole.

    Le bateau actuel est grand, large, rouillé. La corrosion monte, mange ses parois.

    On dit qu’il pourrait exploser, se disloquer, provoquer une marée noire. Les poissons, les oiseaux recouverts de pétrole, embourbés dans la masse visqueuse.

    Alors on le vide. On transvase, on transfère. Bientôt, le bateau ne servira plus à rien.

    Ils disent qu’une fois vidé, le bateau sera remorqué pour être détruit. Il sait que ce n’est pas vrai. Le bateau sera abandonné, lui aussi. Il s’enfoncera dans l’eau, englouti dans les profondeurs. On abandonne toujours ceux qui ne servent plus à rien.

    Petit, il avait senti pour la première fois l’odeur du pétrole dans un garage. Une odeur âcre, désagréable. L’odeur lui était restée accrochée aux narines.

    Maintenant, il passe ses journées avec le pétrole. Le pétrole est partout, dans les tuyaux, dans les cuves, dans son esprit, maintenant dans son ventre.

    La première fois, c’est arrivé sans penser, sans faire attention. Un tuyau avait fui, il a enlevé son gant et passé la main. Cette chose noire sur sa peau blanche. L’odeur, malgré son masque. Et la chaleur. Il a enlevé son gant, passé la main et il l’a léchée. Trois gouttes seulement, cela a suffi.

    Quelques jours plus tard, il a attendu que les autres soient partis et s’est servi dans une cuve. Quelques gouttes seulement ce n’est rien, rien du tout.

    Il fait si chaud. Toute la journée sous le soleil, 45 degrés, la lourde combinaison, le casque, les bottes, les cuves qui n’en finissent pas de se vider.

    Parfois, il a l’impression de se perdre. Alors il boit, il boit.

    La première fois, cela l’a brûlé de l’intérieur. Maintenant, il attend chaque soir le moment où les autres s’arrêtent de travailler et il boit, il boit.

    La nuit, ses rêves n’ont plus de forme, ils s’entremêlent comme de la mélasse. Le matin, quelques éclats ressortent, quelques images. Des fosses remplies de boue, des matières indistinctes dans les entrailles de la terre.

    Il faudrait qu’il pleuve un jour.

    Tous ces tuyaux, une forêt de tuyaux couleur rouille, avec leurs lourds volants. Tous ces hommes, en combinaison orange, qui ne disent pas un mot. Ils travaillent, travaillent. S’il n’y avait pas de nuit, ils ne s’arrêteraient pas de travailler.

    Les gestes, toujours les mêmes. Pomper, vider. Comme si, une fois les cuves à sec, un grand mystère serait révélé.

    Les cuves se vident et il se remplit.

    Le soleil l’aveugle. Pas d’ombre sur le bateau. Il voit, mais il ne voit plus.

    Jusqu’ici, il avait toujours fait confiance à ses yeux. Ses yeux le guidaient.

    Maintenant, c’est l’odeur. Celle du pétrole, de sa transpiration, de celle des autres. Et la soif. Depuis qu’il a goûté le pétrole il a soif, sans cesse soif.

    Il pourrait faire ces gestes les yeux fermés. Pomper, vider, boire. Jusqu’à la fin des temps.

    Il ne sait plus depuis combien de jours, combien de semaines il est sur ce bateau. À chaque jour succède une nuit, puis un jour, encore un autre. Toujours le même.

    La première fois, le pétrole l’a brûlé de l’intérieur. Un feu plus doux et plus long que celui du soleil. Les poisons les plus lents sont les plus dangereux.

    Le feu peut s’éteindre. Pour l’entretenir, il faut continuer à boire.

    Combustion, pas celle d’une allumette qui flambe brusquement jusqu’à extinction non, combustion permanente.

    Le feu lui fait mal, il ne peut plus se passer du feu.

    Depuis qu’il boit, il tient mieux l’effort. Le midi, il ne fait plus de pause, mange à peine. Il n'est pas très fort pourtant, plus petit que les autres même. Ses muscles sont minces, secs. Quelque chose s'est éveillé en eux.

    Les collègues savent qu'il a changé. Ils le voient, le regardent.

    Lui ne les regarde plus. Il se lève, il boit. Il vide, il remplit. Il boit, il se couche.

    Il doit continuer à le cacher aux autres. Pas par honte, non, mais parce qu’on pourrait l’empêcher de boire.

    Le monde a disparu. Il n'y a plus que le bateau et la mer.

    Son corps aussi pourrait disparaître. Il a maigri, ses os saillent.

    Quand il lève la tête, le ciel est toujours le même. Le ciel ne bouge pas, le ciel a arrêté de bouger. Il n'est plus bleu, il est blanc. Le ciel est devenu rigide, c'est un enclos et il ne peut lui échapper. Tout comme il ne peut échapper aux jours, aux jours qui refusent de s'arrêter.

    Un soir, il vomit. Les jours suivants, il crache du sang. Le sang ne ressemble pas à du sang. Il est rouge foncé, presque noir.

    La nuit, une fièvre le saisit. Il sue à grosses gouttes, se réveille trempé. On dirait que son corps se vide de l'inutile : l'eau, le sang, le gras.

    Un jour, le chef de son équipe dit : nous en sommes aux deux tiers. C'est un chiffre et cela ne veut rien dire.

    En rêve, il se voit en train de couler, lentement. Ce n'est pas le bateau qui coule, c'est bien lui. La mer est noire, noire et visqueuse.

    Un jour, il tente de ne pas boire. Au travail, il est empâté, brumeux. Ses membres sont lourds. Il part se coucher en évitant de passer devant la salle, celle-là. En pleine nuit, la soif se réveille. Dans un demi-sommeil, ses jambes le guident jusqu'à la salle, celle-là. Et il recommence à boire.

    C'est un matin, c'est un après-midi. Il avait oublié le blanc du soleil, s'y était habitué, et le blanc le frappe. Ses yeux ne voient plus, il est étendu par terre. Personne ne viendra le relever. Tous gisent pareillement, des gouttes noires perlant à leurs lèvres.

    Concours de l'été 2023

    Du 1er juillet au 31 août 2023, les Audioblogs d'ARTE Radio organisent, en partenariat avec Télérama et Sennheiser, leur 9e concours dédié à tous les amoureux du podcast, professionnels ou amateurs.

    UN ÉTÉ TOUT NEUF
    Raconter l’état du monde ou de votre quartier, vos rêveries solitaires sous la voûte étoilée, vos histoires de luttes ou d’amitié, le rire d’un filleul en train de muer ou les souvenirs d’une aïeule qui aime bien causer... C’est l'été : on prend le temps, on tend le micro à la vie comme elle va, comme elle résonne quand on pose sur elle une oreille singulière. Vrai reportage ou fiction audio, podcast intime ou docu politique : libre à vous de choisir le thème et la forme sonore qui vous conviennent. Seule contrainte, votre podcast audio devra faire 3 minutes maximum.
    Pour participer, chaque internaute devra envoyer par courrier électronique à l’adresse audioblog@artefrance.fr son podcast en format mp3, avec un titre, un court texte de présentation, une photographie et ses coordonnées. Le mot « Concours podcast été 2023 » devra figurer en objet du courriel. Les participants doivent s'assurer de détenir tous les droits nécessaires (dont la musique) sur leur programme sonore.

    Les podcasts reçus seront publiés au fur et à mesure sur cet Audioblog dédié : https://audioblog.arteradio.com/blog/203804/concours-arte-radio-2023

    Les prix :
    • 1er prix : une diffusion rémunérée sur ARTE Radio + une diffusion sur le site de Télérama + un abonnement papier d'un an à Télérama + un kit USB Microphone Streaming Set (avec bras articulé) + un casque audio Sennheiser HD 300 Pro
    • 2ème et 3ème prix : un casque audio Sennheiser + un abonnement digital d'un an à Télérama

    Tout savoir sur le règlement.

    Le jury : Carole Lefrançois (journaliste à Télérama), Delphine Saltel (autrice pour ARTE Radio et France Culture), Thomas Guillaud-Bataille (coordinateur des Audioblogs)

    Date limite d'envoi : jeudi 31 août 2023 (inclus).

    Suivez le concours tout l'été sur notre page Facebook.

    AVIS AUX DÉBUTANTS : Si ce sont vos premiers pas dans le podcast, n'hésitez pas à consulter nos articles dans la rubrique Entretiens et conseils pratiques des Audioblogs : vous y trouverez de précieux conseils pour débuter en prise de son ou en montage.
    - Prise de son : les 15 erreurs du débutant
    - Montage audio : 15 conseils aux débutants
    - Mixage radio : 10 conseils aux débutants
    - Réalisation de podcast : nos astuces

    Bonne écoute du monde,
    Bel été,

    Les Audioblogs d’ARTE Radio
    Avec Télérama et Sennheiser

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    Fantazio & Co Épisode 2

    Sex & sounds

    Et si on pouvait enlever les sons du sexe - les gémissements, les orgasmes, les lits qui grincent, les vantardises, les frouts ?

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